La blague du siècle

La journée « J’achète un livre québécois », le 12 août, était passée depuis longtemps quand je suis entré à la Librairie Raffin. Pas grave, je me suis tout de suite dirigé vers la section « Littérature québécoise ». J’ai vu la tête du bonhomme de neige sur la page-couverture du livre. Une bouille sympathique. Qui contrastait avec le titre plutôt banal du roman, « La blague du siècle », d’un auteur, pas humoriste, que je ne connaissais pas. J’ai acheté le livre à cause du bonhomme de neige. Dès les premières lignes, j’ai pensé à la longue nouvelle Le Cassé de Jacques Renaud, publiée en 1964. Il y a 60 ans. Lecture obligatoire au cégep quand j’étudiais en Lettres françaises; j’avais 17 ans. L’un des premiers titres écrits en joual comme le roman de Jean-Christophe Réhel. À cause du misérabilisme des acteurs dans les deux livres, cristallisation d’un désespoir absolu. Une race de « cassés. »

C’est l’histoire, comprends-tu, de Louis, 35 ans, employé au Tim Hortons de Pointe-aux-Trembles, qui subvient aux besoins de la famille avec son maigre salaire, de son frère schizophrène Guillaume et de leur père Sylvain souffrant d’un cancer du cerveau et accro à l’application de rencontres Tinder; il souhaite tomber amoureux avant de mourir. En voici des petits bouts.

(Guillaume, le frère schizophrène)
« À certains moments, dans une conversation, il va dire son « ouin » même s’il n’est pas d’accord. C’est comme une virgule ou un point. Ça fait partie de lui. Un gros nounours de deux cent soixante livres et six pieds quatre qui fait « ouin ».

(La chambre de son père Sylvain, en phase terminale)
« C’est sombre, ça sent le Purell et la soupe Lipton. »

(Louis, aspirant à devenir humoriste, raconte des blagues à Mégane, une collègue de travail)
« Comment appelle-ton un chien qui n’a pas de pattes. On l’appelle pas, on va le chercher. »
« Pourquoi y’a pu de mammouths sur terre? Parce qu’y a pu de pappouths! »

(Louis, inquiet, car son père a rendez-vous avec une femme abordée sur l’application Tinder)
« J’imagine les scénarios les plus catastrophiques qui peuvent se produire. Sylvain fait un arrêt cardiaque dans la cuisine, Fabienne s’enfuit en volant notre micro-ondes pendant que Guillaume se masturbe dans sa chambre. »

(Puis il se fait à l’idée d’assister son père à trouver l’amour une dernière fois)
« Mon frère et moi, on a décidé de l’aider à chercher quelqu’un d’autre sur Tinder. C’était la seule chose qu’il souhaitait, c’était la seule chose qui le rendait heureux. On a trouvé Carole, Guillaume a vraiment insisté pour choisir une femme qui n’avait pas le même nez que Sean Penn. »

(Recommandation de Guillaume à son père Sylvain qui prend sa douche avant sa rencontre avec Carole)
« Lave-toi la craque, Pa’! »

(Louis, content que son père soit heureux)
« Mon père parle à Carole chaque jour, il rit tout le temps. À la maison, c’est moins pénible. On se bat contre le cancer un peu plus dans la joie et la bonne humeur. »

(Louis et son frère en route vers l’hôpital où Guillaume doit recevoir des soins)
« Guillaume fixe toujours l’asphalte gelé en traînant de la patte. Il est immense dans son manteau d’hiver. À côté de lui, je ressemble à un hobbit. »

(Guillaume n’aime pas aller à l’hôpital, il craint d’y être enfermé)
« Je veux juste une vie normale. Je veux juste une maison, pis un chien, pis une blonde… pis être normal… »

(Sylvain, tanné, puis fâché de recevoir l’assistance de ces deux fils devenus ses aidants naturels, puis défâché et repentant)
« Sylvain a la tête baissée comme s’il voulait nous aider à ramasser. Dans sa main droite, il tient toujours son cellulaire. Il semble si fragile. Je ne bouge plus, surpris de le voir debout. Guillaume est figé comme une statue, stupéfait comme s’il assistait à la résurrection de Jésus. »

(Louis s’occupe de Guillaume qui a pris de la drogue)
« Ses yeux sont toujours fermés. Sa tête est levée vers le plafond. Guillaume se retourne rapidement dos à moi et fait quelques pas vers l’évier. Je le suis de près, je le suis comme un caneton qui suit sa mère. »

(Sylvain meurt; Louis cherche un salon funéraire)
« Je dois trouver un salon funéraire qui peut s’occuper de mon père. Il y en a un dans notre coin, j’imagine qu’il y en a partout. J’imagine qu’il y en a dans tous les quartiers. C’est comme les dépanneurs, c’est important. »

(Louis et Guillaume avaient construit un bonhomme de neige; la pluie menace de le réduire à un petit motton de sloche)
« Je vais voir par la fenêtre du salon, le bonhomme de neige fond. Il fond de la tête. Son pénis est tombé. Ça me fait vraiment chier. Je mets mon manteau et mes bottes. Dehors, je ramasse de la neige à mains nues. Je la colle méthodiquement. J’essaie du mieux que je peux de grossir sa tête, mais c’est difficile. Le soleil est trop fort ce matin. Je serre les dents. Tu crèveras pas toi aussi, mon tabarnak! » (Louis sauvera le bonhomme et lui configurera même un nouveau pénis en érection).

(Louis, fâché parce que Guillaume a arrêté le ventilateur dans la chambre de leur père)
« T’as éteint le ventilateur?
Ouin, pourquoi?
Parce que, crisse! C’était le souffle de Pa’! »

(Guillaume a acheté une urne de glace pour contenir les cendres de son père, soit un réceptacle fait entièrement de glace, hydrosoluble et qui n’entre pas dans leur congélateur. Selon Louis, une seule solution s’impose)
« Je prends le bloc de glace, je traverse le terrain enneigé et je le dépose à côté du bonhomme de neige bandé. »

(Louis constatant qu’il y a de la pisse sur l’urne)
« Osti, je suis sûr que c’est Kim Kardashian! » (un chien du voisinage)

(Guillaume souhaitant acheter un détecteur de fantômes)
« Est-ce qu’il y a des détecteurs de champ magnétique chez Canadian Tire? »
Hum, pas sûr.
Ce serait peut-être important d’en acheter un…  peut-être que Pa’ essaye de nous dire quelque chose pis on sait même pas qu’il est là. »

(Guillaume a une idée pour décorer leur arbre de Noël)
« On va mettre toutes les fleurs des funérailles dedans. (…) Ça va faire un beau sapin funèbre. »

(Ce qui met le feu à leur logis. Dévasté, Louis emprunte la voiture de Mégane, les deux frères partent en direction de la Gaspésie y déposer les cendres de leur père.
« Je sais pas si on va réussir à se rendre en Gaspésie avant que Sylvain fonde. »

(Guillaume entend la voix de René Simard dans l’auto derrière la leur, qui finit par les dépasser)
« Tin, c’est fini, René Simard est parti.
Sûrement une tactique. Y va nous suivre mais en restant en avant. »

(Guillaume entend souvent des voix. Avant de partir, en pleine nuit, il déplace le frigo parce qu’il entend parler derrière, une voix de Chinois, précise-t-il à son frère)
« Il faut de toute urgence le remplacer par un frigo québécois, qui parle français, n’est-ce pas Louis? »

(Arrivée en Gaspésie. Adieu des frères et ode de Guillaume à leur père dont les cendres dans l’urne de glace qui n’a pas fondu sont versées dans l’estuaire du fleuve Saint-Laurent)
« Pa’… t’es dans mer maintenant… tu vas pouvoir nager longtemps. »

Roman triste mais beau qui transcrit à l’écrit l’oralité de la langue québécoise et qui célèbre, avec humour, la vie des petites gens. Caissiers, concierges, réceptionnistes, éboueurs, employés aux Tim Hortons. Leur existence racontée sans apitoiement même si la vie, au quotidien, peut être dure, désespérée et, de nos jours, trop chère pour eux. La colère, la rage de Ti-Jean dans Le Cassé annonçait la Révolution tranquille au Québec. Soixante ans plus tard, les nombreux Québécois dépossédés de tout, comme Louis et son frère, seraient-ils de la prochaine génération à enclencher une révolution?